Madagascar en émoi... et autres nouvelles

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de notre grande Jeanne qui fête ses 14 ans ! L’épidémie de gastro qui rôde parmi l’équipage ne l’a pas épargnée - la pauvre... Marcel aussi, l’a choppée, et Sophie avait ouvert le bal la semaine dernière. Ah, les joies des familles nombreuses (vivant en plus dans une communauté !). Heureusement qu’elle a fait sa fête avec les copines le week-end dernier. Ouf !

Cloîtrée dans la cabine depuis des heures, je prends le temps de regarder en arrière. En quoi ma vie est-elle différente aujourd’hui d’il y a 14 ans - ce 22 octobre 2011 où je suis devenue officiellement “Maman aux mains pleines” ?  

A l’époque, je n’avais qu’une mission : survivre, afin d’assurer la survie à mon nouveau-né ! Je traversais une prééclampsie qui aurait pu tourner au drame, même 72 heures après la naissance du bébé. Dieu merci, je m’en suis remise – et je souris encore à la “coïncidence” de la signification du prénom que nous avions choisi pour notre petite première : Jeanne = “Dieu a fait grâce”.  

A l’époque, Jérémie ne travaillait pas comme responsable de services hôteliers sur un bateau humanitaire, mais comme coordinateur de l’Espoir Romand – un organisme rattaché à la Croix Bleue qui œuvrait pour la prévention des dépendances. Malheureusement, tout espoir était déjà perdu pour cette organisation. Elle a dû fermer ses portes peu après avoir engagé Jérémie. 

A l’époque, le mois d’octobre signait l’arrivée définitive de l’automne, avec les arbres qui changeaient de couleurs et la valse de feuilles mortes en forêt. Ici, aujourd’hui, nous avançons lentement mais sûrement vers la saison la plus chaude dans l’hémisphère sud. Impossible d’aller courir le matin, aussitôt que le soleil est levé ! Du coup, je dois y aller avant 6 heures (quand j’ai le courage d’y aller...). 

A l’époque, nous n’habitions pas à Madagascar, mais en Gruyère - après avoir passé une année en Chine. (Mais non, Jeanne n’a pas été “made in China” : elle a été conçue en Nouvelle-Zélande, lors de notre visite chez ma sœur durant l’inter-semestre. Elle est donc “kiwi”, comme on appelle les habitants, là-bas.) 

A l’époque, nous entamions notre carrière en tant que famille - carrière qui s’est vu solidifier au fil des ans, avec les arrivées respectives de Sophie, Marcel et puis Jules. Je me souviens avoir répondu à quelqu’un qui m’avait demandé ce que je faisais dans la vie, que je travaillais dans la production d’êtres humains. :-) 

A l’époque, je n’avais pas un mari qui apprenait furieusement l’allemand sur Duolingo, principalement lors de ses séances aux toilettes. C’est assez comique de l’entendre pratiquer à travers la porte fermée : « Mein Opa is oft in diese Konditorei gegangen. » Il me relate aussi chaque jour ce que l’ours Falstaff lui a appris. (« If you know you know. » 😊)

A l’époque, je n’avais aucune idée qu’on allait un jour s’engager sur Mercy Ships pour deux ans ! Ma grande sœur m’avait certes mis l’eau à la bouche quand j’avais 7 ans – elle qui avait navigué les océans sur l’Anastasis, et servi de traductrice dans les salles d’opération ! Mais ce fut Jérémie qui est revenu à la charge avec ce beau projet, 35 ans plus tard ! 

Aujourd’hui, nous y voilà : à Toamasina (Tamatave, en français), Madagascar, sur l’Africa Mercy, à servir l’équipage afin de permettre à des centaines de Malgaches de recevoir des chirurgies gratuites de première qualité.  

En revenant de nos vacances en Suisse, cet été, je me disais quel bien cela faisait, d’être autant à l’aise, maintenant, et d’avoir trouvé nos marques. (Tu te souviens peut-être : c’étaient les exacts mots qui concluaient mon dernier article...) Eh bien, ce sentiment de confort n’a pas été de longue durée. Très rapidement, nous avons été plongés dans de nouveaux challenges, des situations jamais rencontrées, des défis de taille dont je ne parlerai pas en détail. Tout ce que je peux dire, c’est qu’une fois de plus, j’ai réalisé combien les circonstances extérieures peuvent changer rapidement et compromettre en quelques instants la stabilité préexistante.  

Parmi ces chamboulements, il y a eu les protestations qui ont commencé le 25 septembre dans la capitale, Antananarivo (dite “Tana”). Du jour au lendemain, les mesures de sécurité ont redoublé dans tout le pays, avec notamment l’interdiction de se promener en ville après 19h00. Pour nous, “mercy shippers”, il n’était plus question d’aller en ville tout court. Durant 2 semaines, la vie semblait être sur “pause” - mis à part les notifications sur notre téléphone, pour nous informer des dernières nouveautés liées à l’actualité.  

Au cas où tu n’avais pas suivi les nouvelles : il y a eu un renversement du gouvernement, le président s’est fait mettre à la porte, et le pays entier célèbre le début d’une ère nouvelle. L’espoir est tangible dans la vie de nos day-crews : le peuple a été entendu dans leur cri pour la justice. Les principales raisons des protestations portaient sur les coupures d’eau et d’électricité. Apparemment, dans la capitale, il n’était pas rare que ces coupures duraient 10 heures par jour ! On imagine sans peine la frustration des citoyens qui devaient se dépêcher d’aller remplir leurs bidons d’eau à deux heures du matin, avant que la nouvelle coupure d’eau ne recommence... Impensable !

Photo : GETTY IMAGES / Rajoara

Ici, à Toamasina, la ville souffrait plutôt des coupures de courant. On oublie parfois combien l’électricité est devenu un bien de première nécessité. Imaginez-vous à la place d'un tenancier de restaurant qui subit quotidiennement l’arrêt de la cuisson de ses repas, et qui doit se débrouiller pour rassurer ses clients plongés dans le noir... Sans parler des hôpitaux locaux – qui ne sont pas tous équipés de génératrices pour garantir l’autonomie en électricité ! Toujours est-il que le nouveau président par intérim (jusqu’à ce qu’un autre président soit nommé) a l’air très bien. Son surnom prometteur est “L’incorruptible Colonel”. Prions pour de la sagesse sur lui ainsi que sur tous les nouveaux ministres du gouvernement, afin que la gangrène de la corruption ne vienne pas anéantir une fois de plus les efforts pour relever ce pays des cendres.  

Pour nos patients, ces turbulences politiques ont signifié des vols annulés et donc, des chirurgiens et des infirmières qui n’ont pas pu arriver au bateau comme prévu. Au total, nous nous en sommes sortis avec une vingtaine d’opérations qui ont dû être annulées. Cela ne semble pas énorme, sur les 1700 opérations planifiées entre mars et décembre de cette année. Mais pour ces 20 personnes, cette réalité fait mal. Ils ont dû rebrousser chemin (certains habitent à 3 jours de voyage d’ici !) sans avoir été guéris. Espérons qu’ils auront le courage de revenir l’an prochain, lorsque le bateau reviendra après la période de maintenance... 

Sur une note plus joyeuse, voici quelques “Fun Facts” de nos dernières semaines :  

  • Le 1er septembre, et contre toute attente, nous avons pu emménager dans une cabine plus grande ! Nous goûtons enfin au plaisir de manger nos repas dans la cabine, en famille. Jérémie et moi avons une vraie chambre à coucher, et ce qui fait la plus grande différence, c’est que nous avons 6 fenêtres maintenant ! La vue est un peu “bof” : on voit un long bâtiment délabré en face. L’avantage, c’est que nous pouvons aussi voir nos patients lors de leurs longs temps d’attente sur le quai – ce qui rend la raison de notre séjour ici plus visible au quotidien.  

 

  • Une autre chose qui a changé par rapport à notre première année ici est le fait que je ne me sens plus obligée de prendre des photos à tout bout de champ. Sensation agréable de “vivre” un peu plus ici, et d’avoir accompli la phase “touriste” des premiers mois.  

 

  • Un des cours facultatifs que les filles ont choisi cette année était donné par une floriste. Quel luxe, d’avoir notre cabine décorée avec de nouveaux arrangements floraux chaque semaine ! (Les cours facultatifs sont donnés le vendredi après-midi par n’importe quel membre de l’équipage, sur une période de 6 semaines.) 

 

  • Mon excursion pour aller voir des baleines a viré au cauchemar... Pourtant, tout avait bien commencé, j’avais pris un médicament contre le mal de mer, l’ambiance était à son comble. Puis, tout à coup, les nausées violentes ont eu raison du médicament... Quelle épreuve, d’endurer ces mouvements de vagues imprévisibles - la tête penchée en dehors du bateau - à essayer de retenir le vomi. Ce furent 4 heures infernales - à peines adoucies par le fait que “oui, on en a vues !”. La seule chose qui me fait dire que ça en valait quand-même la peine, est d’avoir entendu leur chant, sous l’eau ! Ça, c’était vraiment magique !  

  • Tu te souviens de Jean-Claudio ? Je t’en avais parlé à la fin de cet article. Il s’agit d’un monsieur qui travaille dans l’équipe à Jérémie, en cuisine, et qui s’était fait attaquer et cambrioler de nuit. Nous l’avons aidé en récoltant les fonds qu’il s’était fait voler. Le mois dernier, il nous a invité chez lui, pour célébrer le premier jour des travaux de sa nouvelle maison. Moment émouvant, de voir le trou avec les briques toutes prêtes pour former les fondations. Nous avons été reçus avec beaucoup d’amour : merci encore à tous ceux et celles qui avaient participé par un don ! (Ces bonnes noix de coco sont un peu pour vous, aussi !) :-) 

 

  • Apparemment, octobre, c’est la saison des fraises ici ! Un délice ! Des jolies fillettes m’accueillent régulièrement à la sortie du Super U, en ville, avec des bidons remplis de cet or rouge. Elles se servent d’une sorte de balance manuelle à laquelle elles accrochent le sac en plastique et me montrent qu’il s’agit bien d’un kg. J’ai hâte aussi de voir arriver les litchis et les mangues, tout bientôt ! Miam ! 

 

  • Mon coup de cœur aujourd’hui va à Ibrahim (prénom d’emprunt), notre charmant employé du Café : je le surnomme “l’Etalon noir” dans ma tête, puisqu’il effectue toujours ses exercices de sport extrême (course, sauts, etc) devant le bateau, à 5h du matin. S’il avait 20 ans de moins, je suis sûre qu’il pourrait ramener une médaille aux Jeux Olympiques!

    Son sourire chaleureux ferait fondre un iceberg. Lorsqu’il a ouvert sa cabine pour le “Open Cabins night” (une soirée “Portes ouvertes” pour permettre aux gens d’aller voir différentes cabines), il a accueilli les gens en leur disant sur un ton solennel : “C’est ici que je rencontre Dieu.” (Sachant que sa cabine se trouve au deck 2, donc sous le niveau de la mer, à côté des machines, je trouve cela remarquable...)  

La nôtre de cabine se trouve au deck 6, à côté de la buanderie. Comparé à notre ancienne cabine, nous avons beaucoup plus de passage (et de bruit aussi...) qu’avant. J’en ai profité pour décorer notre porte en y accrochant un grand calendrier qui illustre des vaches. Je n’oublierai jamais ma surprise totale quand Ibrahim m’a approchée, pointant sur l’image de la vache, en me demandant tout sérieusement : “Is this a horse ?” Apparemment, il n’a pas dû voir beaucoup de chevaux dans sa vie, au Cameroun. 😊 (Je me marre encore – en pensant au surnom que je lui donne en secret...)  

Lors du passage au mois d’octobre, je lui ai montré la nouvelle image du calendrier. Il s’est exclamé : “These cows... they are HOLY COWS !” (“Ces vaches... ce sont des VACHES SACREES !”) Quand je lui ai dit que je lui offrirai ce calendrier à la fin de l’année, il m’a assuré que ça sera le plus beau cadeau qu’il n’aura jamais reçu !  

 Sur ce, je te laisse avec la charmante image de Ibrahim, l’Etalon Noir, en admiration totale devant nos vaches les plus banales. (Plus j’y pense, plus je vois de quoi il parle : elles ont vraiment quelque chose de noble, après tout, ces bêtes ! Tu y penseras, la prochaine fois que tu en croiseras une sur ton chemin.)

:-)